Liberté-e-s : Expulsion des personnes atteintes du VIH et traitement inhumain

Liberté-e-s : Expulsion des personnes atteintes du VIH et traitement inhumain
8 janvier 2012 No Comments liberté(s), Unité(s) du Droit Juliette GATE

Au sein de l’atelier « Libertés ! » du Clud, notre collègue Juliette Gaté nous offre parfois quelques billets issus de son admirable blog : Liberté-e-s ; en voici un article (daté du 03 janvier 2012) :

Expulsion des personnes atteintes du VIH
et traitement inhumain

Le 20 décembre dernier (CEDH, 2e Sect. 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique), la Cour Européenne des droits de l’Homme (CEDH) a jugé que l’expulsion  d’une femme atteinte du VIH vers son pays d’origine, le Cameroun, n’était à pas à considérer comme un traitement inhumain et dégradant  au sens de l’article 3 de la Convention , alors même qu’il est admis que l’accès aux soins est très  difficile  dans ce pays . Elle a revanche  tout de même condamné la Belgique (pour la seconde fois en une semaine) en considérant que les conditions de  détention de la jeune femme avant son extradition consistaient en un traitement inhumain.

L’affaire concerne   une femme d’une quarantaine d’années native du Cameroun, atteinte du VIH et installée au Pays-Bas depuis 2002 sans titre de séjour régulier. Celle-ci y entame une relation avec un néerlandais et décide quelques mois plus tard de suivre  son compagnon pour  s’installer en Belgique. En septembre 2009, ils décident de se marier mais l’illégalité de son séjour est alors découverte et elle est envoyée dans le centre pour étrangers de Bruges puis,  du 17 décembre 2009 au 9 avril 2010, dans le centre 127 bis de Steenokkerzeel. Malgré des certificats médicaux attestant de son état de santé, elle ne recevra le traitement nécessaire à traiter son VIH qu’en mars 2010.

La saisine de la Cour en urgence empêchera un temps son départ pour le Cameroun, mais le 20 décembre dernier la Cour admettra pourtant la légalité de son expulsion.

La décision est surprenante et choquante à divers titres. En premier lieu, parce qu’il est unanimement admis que l’offre de soins pour lutter contre le VIH est précaire au Cameroun. Cameroun Aids  note ainsi en septembre 2010 que, fin 2007, 15% seulement des malades, tous soutiens et tous partenaires confondus, ont bénéficié d’une prise en charge dans 70 sites d’interventions répartis sur l’ensemble du pays. Parmi ces personnes infectées,  75 % sont des femmes. D’autres rapports montrent aussi que depuis l’année 2008, il ne se passe pas de mois sans que l’on ne déclare les ruptures de stock d’une ou de deux molécules antirétrovirales (ARV) ou de réactif. Or, depuis 1991, la CEDH considère que la responsabilité de l’Etat qui extrade ou expulse peut être engagée si cette mesure a lieu vers un  pays de destination, qu’il soit ou non partie à la Convention , où il existe des motifs sérieux de penser que le requérant court un risque réel de mauvais traitements (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni 30/10/1991). Si ceux-ci sont souvent politiques dans la jurisprudence de la CEDH, ils peuvent aussi être liés à l’état de santé du requérant. Ainsi  en 1997, dans une décision D. c. Royaume-Uni (02/05/1997), la Cour considère qu’il y a bien  violation de l’article 3 si le royaume Uni décide de maintenir sa décision d’expulsion d’un malade du sida en phase terminale vers Saint-Kitts, les soins ne pouvant, à destination, lui être assurés.

L’étude de la jurisprudence montre toutefois que la Cour est très sévère dans ce cadre et exige qu’il y ait impossibilité de soins plus que difficultés . En 2006 ainsi, dans une affaire  Aoulmi c. France (17/01/2006 ) , elle considère qu’il n’y a pas traitement inhumain à propos de la décision de renvoi en Algérie du requérant, porteur de l’hépatite C. Dans ce cas, bien que consciente que la maladie du requérant est sérieuse, la Cour n’estime pas qu’il existe un risque suffisamment réel pour que son renvoi en Algérie soit contraire à l’article 3. Plus, dans une tristement célèbre affaire de 2008 (N. c. Royaume-Uni du 27 mai 2008 ), elle n’a pas autorisé une ougandaise atteinte du SIDA et ayant développé plusieurs manifestations graves du syndrome et dont la demande d’asile avait été rejetée, à rester en Angleterre. Rappelant sa jurisprudence antérieure, la Cour reconnaît qu’à titre « très exceptionnel », et si le traitement n’est pas disponible, si le requérant n’a personne sur qui compter dans son pays d’origine, nulle part ou aller, et qu’une très forte probabilité de mort prématurée et de souffrances physiques ou morales existe, l’expulsion peut emporter violation de l’article 3.

Dans le cas présent, la Cour a estimé que la situation n’était pas marquée par des «circonstances très exceptionnelles » et que les conditions n’étaient pas réunies pour soulever la question sous l’angle de l’article 3. Même si le traitement est difficile à obtenir, le fait qu’il existe dans le pays suffit à exonérer le pays « d’accueil ». Et la Cour d’ajouter : «l’article 3 ne fait pas obligation à l’État contractant de pallier lesdites disparités en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire.»

Dans cette logique, 15% seulement de personnes soignées dans le pays où l’on souhaite renvoyer la personne malade ne doit donc être considéré comme présentant un risque sérieux pour la santé au regard de la Cour…

La décision est d’autant plus choquante qu’elle contraste avec les exigences croissantes de la CEDH en matière de soins dispensés dans les lieux de détention. A ce propos, on le sait et on s’en réjouit, la Cour ne cesse d’accroître son contrôle, sanctionnant les états qui n’offrent pas des conditions sanitaires satisfaisantes à leurs détenus. Depuis l’arrêt Kudla contre Pologne du 26 octobre 2000 la Cour attache une attention particulière aux  conditions matérielles de la détention en ce qui concerne l’administration matérielle de soins médicaux en prison. Dans  l’arrêt Mac Glinchey contre Royaume-Uni du 29 avril 2003 la Cour insiste sur  la nécessité de procurer des soins médicaux en adéquation avec la pathologie du détenu et  dans l’arrêt Gelfmann contre France du 14 décembre 2004, elle juge d’ailleurs que le maintien en détention d’un détenu atteint du Sida n’entraîne pas une violation de l’article 3 puisque les autorités – attentives à l’état de santé du requérant auquel elles fournissent les soins médicaux appropriés – sont aptes à intervenir en cas de dégradation de l’état de santé du détenu, eu égard aux moyens offerts par le droit français.

En l’espèce, cette rigueur ne se dément pas puisque la Cour constate  en revanche, en l’espèce,  une violation de l’article 3  au motif que lors de la détention de cette ressortissante camerounaise, les autorités belges n’ont pas agi avec une diligence suffisante pour « protéger [s]a santé […] et empêcher la dégradation de son état de santé » (§ 98). Les juges européens précisent que l’insuffisance des soins lors de la détention « a porté atteinte à la dignité de la requérante et, combinée avec l’état de détresse résultant de la perspective d’un éloignement, a constitué pour elle une épreuve particulièrement difficile allant au-delà du niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et à l’affection dont elle était atteinte et s’analyse en traitements inhumains et dégradants » (§ 98). La Cour condamne en outre la Belgique pour avoir privé de liberté trop longuement la requérante alors même qu’elle pouvait assurer son contrôle par d’autres moyens moins contraignants ; le prolongement de la détention pendant plusieurs semaines est la source d’une violation du droit à la liberté et à la sûreté (article 5).

Cette décision illustre le caractère hautement politique du contrôle de la Cour. Comme le rappelle Nicolas Hervieu dans sa note sous cette décision , la légitimité de la Cour est en ce moment même très contestée par certains états (Royaume-Uni et Suisse notamment) qui lui intiment l’ordre de ne pas trop se mêler  de certaines affaires, notamment celles relatives au retour des étrangers, au risque de voir sa compétence diminuée.

La cour n’en a pas moins entamé une fronde, discrète mais efficace. Sous cette décision en effet, six des sept juges ont tenu à faire savoir, dans une « opinion partiellement concordante commune » qu’ils en désapprouvaient le sens mais s’étaient sentis liés par la récente décision Royaume-Uni de 2008 (prononcée par la Grande chambre, ce qui n’est pas le cas en l’espèce !) et avaient  donc privilégié la sécurité et la cohérence juridiques. L’audace est timide et ne consolera pas la requérante. Elle est tout de même, on peut l’espérer, le signe d’un frémissement qui pourrait augurer d’un revirement prochain. En faisant ceci, la Cour alerte en effet l’opinion publique sur sa pensée profonde et espère sans doute ainsi qu’on ne la ligotera pas avant qu’elle puisse l’exprimer officiellement, dans le corps même d’une prochaine décision. On ne peut que l’appeler, à  notre tour, de nos vœux !

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