Dans l’ouvrage « Initiation au Droit ; introduction encyclopédique aux études & métiers juridiques », MM. les professeurs BONNET & TOUZEIL-DIVINA, présentent ainsi la question de l’Unité(s) du ou des droits. Nous en reproduisons ici des extraits (Paris, LGDJ; 2011 ; p. 282 (pour la 1ère édition)).
I. Le Droit est indispensable et dans le même temps inhérent à toute société humaine : ubi societas, ibi jus, aucune société ne peut se constituer sans droit, là ou il y a une vie sociale il y a du droit. Dès lors, « le Droit » qui dépasse très largement la simple notion de justice, et qui est également davantage qu’un simple corpus de règles, s’analyse en un mode d’organisation sociale et, en tant que tel, implique nécessairement l’unité. En effet, si l’on admet que le Droit constitue la matrice d’une société donnée, il se doit d’être homogène, cohérent, identifié comme un ensemble harmonieux et lisible : le Droit constitue un socle qui n’est pas dissociable, qui est plus grand que les disciplines qui le composent et qui fixent et déterminent les bases, les fondations et les règles d’organisation et de fonctionnement d’une société. L’expression « d’ordre juridique » est de ce point de vue parlante : (en dehors des ordres externes) il est identifié et uniforme ; il constitue un système dans lequel le mode d’élaboration de la norme, les principes fondamentaux tels que la séparation des pouvoirs, l’existence d’une constitution, le respect de l’Etat de droit, la hiérarchie des normes ne s’apprécient pas en fonction d’éléments disciplinaires (droit public- droit privé par exemple) mais en fonction d’une vision globale de l’ensemble, considéré comme un tout.
Si l’on envisage ensuite le Droit comme la grille de lecture des rapports sociaux, comme le socle de la nature du régime politique (République – Démocratie – Dictature, etc.), des conditions d’édiction et d’application de la norme, alors on ne peut que définir le Droit comme indivisible. L’unité du Droit naît donc de sa nature-même : le Droit est un parce qu’il irradie la société qu’il organise et dont il est, dans le même temps consubstantiel.
Les disciplines juridiques, leur diversité, leur singularité, les découpages des matières, ne sont qu’accessoires, elles ne sont que les démembrements de principes juridiques fondamentaux qui transcendent les disciplines au profit de la nécessaire unité de l’ensemble.
II. Pour autant, cette unité fondamentale qui est gage d’homogénéité et de cohésion n’exclut pas la diversité et même la pluralité au sein de l’ensemble : l’unité du Droit génère une cohérence de l’édifice mais n’interdit pas l’organisation en disciplines juridiques dans le cadre unitaire préfixé. L’Unité du Droit (avec une majuscule) n’exclut donc pas la diversité des droits (en minuscules) qui composent un ordre juridique identifié. L’Unité du Droit n’a pas pour conséquences ou pour objectifs de figer la règle de droit, elle n’a pas pour vocation de gommer toute singularité, elle n’empêche en aucune manière les différences de conception liées à un champ disciplinaire. L’Unité du droit n’est d’ailleurs pas antinomique avec des divisions essentielles de disciplines ou de champ disciplinaires dès lors que l’on admet que le socle commun est nécessairement unifié : ainsi la summa divisio « droit public-droit privé » peut-elle tout à fait être compatible avec l’unité du Droit telle que décrite supra.
En effet, si l’on considère que les principes mêmes qui président à l’organisation de la sphère publique et de ses rapports avec les personnes privées sont différents des principes qui régissent la structure globale des règles du pur droit privé, alors la summa divisio droit public droit privé remet en cause l’Unité du Droit et elle est critiquable. Cela conduirait à nier que, par delà les différences d’approche(s), et même de conception(s), le droit public et le droit privé ont les mêmes fondements, ce qui n’est pas juste : le mode d’élaboration de la règle est le même, les principes essentiels du contrôle juridictionnel sont les mêmes etc. Ce n’est pas minimiser la spécificité du droit public que de dire que ce qui le différencie du droit privé relève davantage de la modalité, des objectifs, des contraintes particulières à ce droit que d’un système fondamentalement différent. Le juge administratif n’est pas le juge judiciaire, les contrats administratifs ne sont pas assimilables aux contrats privés, la responsabilité administrative tient compte de spécificités liées à l’intervention publique etc., mais cette autonomie du droit administratif, indispensable selon nous tant le droit public n’est pas assimilable ou réductible au droit privé, est fondée sur un socle commun qui relève de l’essence même de l’organisation sociale. La construction d’un droit spécifique ne remet donc pas en cause la cohérence de l’ensemble. Partant, si à l’inverse on estime, à juste titre, que la summa divisio droit public-droit privé, est fondamentale mais qu’elle s’inscrit dans un ensemble qui admet la diversité, qu’elle ne remet pas en cause l’unité du Droit mais instaure une division à l’intérieur d’un ensemble, alors non seulement elle n’est pas incompatible avec l’Unité du Droit, mais encore davantage c’est l’Unité du droit qui permet la summa divisio. Le droit public et le droit privé sont ainsi les deux sphères d’un même monde.
III. Mais, l’Unité n’est pas l’uniformité. Ainsi, dans un sens restrictif (qu’il faudra selon nous combattre), l’Unité entraînerait l’unicité des droits en une branche juridique uniforme. Ce serait ici le règne totalitaire d’un droit unique niant toutes les spécificités, les traditions et les volontés juridiques préexistantes. Cette unité là, promue par d’aucuns, nous semble à proscrire même si l’on comprend bien, pour l’étudiant en particulier, que le rêve d’un tel droit uniforme, sans aucune exception en tous territoires, c’est-à-dire un droit commun, universel et absolu, pourrait être tentant eu égard aux si nombreuses spécificités et diversités contemporaines.
IV. L’Unité du droit, c’est en quelque sorte un tronc commun, un repère propre à l’ensemble des branches et des droits d’un arbre majestueux. C’est d’ailleurs en ce sens qu’est conçu le présent ouvrage où, par exemple, au lieu d’opposer académiquement les droits civil et administratif des biens, il a été préféré une présentation les englobant et comprenant non seulement le socle commun à ces deux ramifications mais également leurs spécificités (non niées) et l’étude si précieuse de leurs influences réciproques. Il s’agit dans tous les cas du Droit mais avec, parfois, un accent sur des particularités privées, publiques, nationales, communautaires, historiques, etc.
Cette acception entraîne néanmoins deux dérives potentielles selon que ces promoteurs sont principalement privatistes ou publicistes. S’ils sont ouverts au droit public, en effet, la tentation, au nom de l’intérêt général leur sera grande de citer (en latin et dans le texte présumé) la célèbre formule d’Ulpien reprise dans un aphorisme de Bacon et plaçant le droit privé sous la coupe tutélaire du droit public (Jus privatum latet sub tutela juris publici). En outre, le phénomène dit de constitutionnalisation des droits, singulièrement entretenu et développé par l’Ecole dite d’Aix-en-Provence et les successeurs du doyen Favoreu, a particulièrement contribué à cette primauté suggérée du droit public et, en son sein, du droit constitutionnel. Dans un sens inverse, le privatiste pourra ressentir les mêmes tentations d’impérialisme académique en faisant remarquer que les juristes (universitaires et praticiens) de droit privé sont quatre fois plus nombreux que les publicistes. Le droit civil, en particulier, demeure, depuis Napoleon, « la » matière juridique noble et première : celle qui domine et dont tout découlerait y compris les exceptions de droit public qui s’y réfèrent ou s’y opposent. L’histoire de notre Université le démontre aisément par de multiples événements. Rappelons en ce sens que de 1856 à 1896 les professeurs agrégés étaient tous recrutés au terme d’un concours unique et qui, précisément, ne comprenait pas toutes les matières du Droit mais uniquement des leçons de droit privé et, en l’occurrence, essentiellement de Code civil. Ainsi, de grands professeurs de droit public à l’instar de Duguit, Hauriou, Esmein, Carre de Malberg ont-ils été recrutés en fonction de leurs seules connaissances en droit …. privé ! L’amalgame entre Unité du Droit et hégémonie du droit privé est alors regrettable car elle fait d’une notion centrale en termes de compréhension et d’explication de notre système juridique (l’Unité du Droit) un instrument de remise en cause de l’identité du droit public ; certaines des spécificités de ce dernier étant irréductibles et l’assimilation au droit privé, pure et simple, n’étant (pour les auteurs de la présente notice) ni souhaitable ni judicieuse, dans le système français.
V. Plus en aval, cette même Unité du droit pourrait impliquer pour d’autres une fusion des juridictions ordinaires (judiciaires & administratives) au sein d’un ordre unique (comme cela se pratique par exemple en Grande-Bretagne). Ordre dans lequel existeraient encore des spécificités (non niées) mais qui n’entraîneraient pas, d’elles-mêmes, la reconnaissance et la constitution de juges idoines. La juridiction de cette Unité des droits serait alors unique : formée et ouverte à toutes les logiques et variations juridiques. Elle est par exemple prônée en France par le professeur Truchet, le député Ferretti ou encore le Président Charruault.
VI. On retiendra donc que lorsque l’on se situe du point de vue du système juridique dans son ensemble, lorsque l’on s’intéresse aux éléments fondamentaux du système, l’Unité du droit, le socle commun apparait, et la division du droit devient accessoire (ce qui ne veut pas dire marginale). Le conseiller d’Etat Yann Aguila résume bien cette idée en parlant d’« unité fondamentale du système juridique » et en utilisant l’excellente expression de « grammaire commune » entre les droits public et privé.
Pour autant, contrairement à Kelsen, dans sa Théorie pure du droit, nous ne pensons pas que la summa divisio droit public-droit privé soit purement idéologique, elle est très certainement également idéologique mais pas seulement. En effet, ainsi que l’a démontré Charles Eisenmann, au regard de l’Unité du droit, la division des champs disciplinaires n’est qu’instrumentale, elle ne relève que de « la classification d’ordre ». La pratique du droit vient d’ailleurs largement conforter cette idée de perméabilité des droits sur le fondement précisément de l’Unité du droit. Si, pour les professionnels du droit, la confrontation au dualisme juridictionnel rappelle la spécificité des disciplines et leur autonomie, il n’en demeure pas moins que ces « matières » sont perméables et qu’elles relèvent toutes d’un socle commun ; ce dernier tendant même, sur certains points, de plus à plus, à s’étendre. Du reste, convenons que l’opposition académique et cardinale des droits public et privé intéresse surtout les universitaires et les éditeurs qui peuvent ainsi classer les productions scientifiques en plusieurs collections alors qu’elle n’interpelle que peu les praticiens : avocats, conseils et magistrats pratiquant « le » Droit et non des droits ce qui ne les empêchent pas d’avoir des spécificités (valeur ajoutée à leur compétence générale).
L’internationalisation du droit, la conscience de son histoire et la constitutionnalisation du droit participent de surcroît à la valorisation du socle commun non pas au détriment des spécificités disciplinaires mais plutôt parallèlement aux spécificités disciplinaires. L’enracinement de la juridiction administrative, le besoin moins prégnant d’affirmer l’autonomie du droit administratif, le développement du droit public des affaires entre autres, sont autant d’éléments qui viennent également relativiser certaines spécificités du droit public. Il apparait alors de plus en plus difficile de classifier certaines disciplines comme le droit du travail ou le droit pénal dans la sphère du droit public ou du droit privé.
Le rappel de l’intérêt et de la réalité du socle commun, des artifices de certaines divisions et de l’importance de l’unité fondamentale du Droit est donc évident. Le concept d’Unité du droit s’explique alors parfaitement dans cette maxime attribuée par Raymond Guillien au doyen Duguit : « il n’y a pas le droit public et le droit privé, il y a le droit ». Alors, le concept d’Unité permet-il de dépasser la et les divisions du Droit mais ce, sans les nier. Nous sommes en effet convaincu, même s’il ne s’agit que d’un argument ontologique, que la reconnaissance d’une Unité du droit implique bien celle de l’existence d’une diversité matérielle des droits (et des objets de ceux-ci).
Promouvoir l’unité c’est nécessairement reconnaître une réalité faite de diversité. D’ailleurs, au sein même du droit public ou du droit privé, par exemple, il existe une série d’autres divisions internes et se profilent des spécialistes d’une spécialité … de la spécialité (chacun recherchant une individualité voire une autonomie) et ce, à l’instar des travaillistes, des commercialistes, des constitutionnalistes ou encore des fiscalistes.
VII. Enfin, la notion d’Unité du droit peut aussi se conjuguer au pluriel lorsque l’on constate qu’elle revêt potentiellement et parallèlement plusieurs acceptions (les unités) et ce, à tel point qu’on peut y voir, au-delà de la summa divisio trop académique, non seulement une unité (le Droit en tant que règle juridique et sociale ; socle normatif commun à l’ensemble des règles), mais aussi des unités doubles (privé et public mais aussi naturel, historique, philosophique et / ou positif etc.) voire des trinités où se mêleraient non seulement, et par exemple, des règles publicistes, privatistes mais également toute une échelle de règles hybrides et formées, selon des systèmes de gradation(s) fluctuant en fonction des époques et des volontés politico-juridiques, de ces deux mêmes droits interagissant constamment. Cette dernière acception permet alors non seulement de critiquer – comme dépassée – la vision réductrice du Droit coupé en deux au nom d’une règle formelle et académique (son enseignement universitaire) mais encore d’appeler à la réflexion sur ce Droit, bien plus complexe et en constante formation, hybride et métissé, ouvert et poreux à toutes les influences (internationales, philosophiques, sociales et historiques comprises).
On reconnaitra cependant la facilité apparente (et parfois pratique) qu’il y aura certainement encore longtemps à utiliser l’opposition public / privé comme on a longtemps distingué le jour et la nuit ou les doyens Hauriou et Duguit alors que, précisément, tous se complètent et permettent à leur « double » de se perfectionner. En ce sens, de récents travaux (cités infra in fine) ont bien rappelé et souligné le caractère parfois purement formel ou conceptuel de la division alors que les notions et les objets principaux du Droit sont principalement identiques.
VIII. La division des droits pourrait ainsi apparaitre comme essentiellement idéologique, formelle, réservée aux élucubrations des juristes essentiellement universitaires si la distinction suprême, celle qui oppose intérêt général et intérêts privés (y compris collectifs) n’était pas aussi fondamentale. Voilà, à nos yeux, le cœur légitime de la distinction des droits (qui ne s’oppose pas à l’Unité du droit) qui exige son maintien ne serait-ce que parce qu’il est important de distinguer, les finalités (parfois opposées) des droits public et privé. Quoi qu’il en soit, l’idée d’Unité(s) du ou des Droit(s) appelle encore la critique et les recherches et l’on ne peut que s’en réjouir.
MTD & BB
Propositions bibliographiques : outre les travaux du Collectif l’Unité du Droit, on citera notamment : Aguila Yann, « Droit public et droit privé : la nécessité de regards croisés » in AJDA ; 2009 ; p. 905 ; Escarras Jean-Claude, Les expériences belge et italienne d’unité de juridiction (…) ; Paris, LGDJ ; 1972 ; Mélanges en hommage à Roland Drago : l’Unité du Droit ; Paris, Economica ; 1999 ; Auby Jean-Bernard & Freedland Mark (dir.), La distinction du droit public et du droit privé : regards français et britanniques / The public law – private law divide : une entente assez cordiale ? ; Paris, Panthéon-Assas ; 2004 ; Bonnet Baptiste & Deumier Pascale (dir.), De l’intérêt de la summa divisio droit public – droit privé ? ; Paris, Dalloz ; 2010.